Plaidoyer pour la tartine de Proust

Lorsque vous entrez en hypokhâgne, on vous apprend rapidement à ne plus croire au Père Noël ( 3 ou 4 admis à Normale Sup' par classe, les années fastes, ça plante le décor), on vous révèle ensuite toute la vérité sur la madeleine de Proust.

La madeleine est passée à la postérité, devenant le personnage le plus célèbre de la Recherche. Elle a ainsi supplanté la nettement moins romanesque tranche de pain grillé. C'est pourtant à cette dernière, et non à une madeleine, que l'on doit la fameuse théorie proustienne des réminiscences .

La préface au Contre Sainte-Beuve, écrite avant la recherche, en témoigne. A la racine du souvenir d'enfance de l'écrivain, les biscottes qu'il trempait dans le thé de son grand-père. Je vous laisse découvrir:

"L'autre soir, étant rentré glacé par la neige, et ne pouvant me réchauffer, comme je m'étais mis à lire dans ma chambre sous la lampe, ma vieille cuisinière me proposa de me faire une tasse de thé, dont je ne prends jamais. Et le hasard fit qu'elle m'apporta quelques tranches de pain grillé. Je fis tremper mon pain grillé dans la tasse de thé, et au moment où je mis le pain grillé dans ma bouche et où j'eus la sensation de son amollissement pénétré d'un goût de thé contre mon palais, je ressentis un trouble, des odeurs de géranium, d'orangers, une sensation d'extraordinaire lumière, de bonheur ; je restait immobile, craignant par un seul mouvement d'arrêter ce qui se passait en moi et que je ne comprenais pas, et m'attachant toujours à ce bout de pain trempé qui semblait produire tant de merveilles, quand soudain les cloisons ébranlées de ma mémoire cédèrent, et ce furent les étés que je passais dans la maison de campagne que j'ai dite qui firent irruption dans ma conscience, avec leurs matins, entraînant avec eux le défilé, la charge incessante des heures bienheureuses. Alors je me rappelais : tous les jours, quand j'étais habillé, je descendais dans la chambre de mon grand-père qui venait de s'éveiller et prenait son thé. Il y trempait une biscotte et me la donnait à manger. Et quand ces été furent passés, la sensation de la biscotte ramollie dans le thé fut un refuge où les heures mortes - mortes pour l'intelligence - allèrent se blottir, et où je ne les aurais sans doute jamais retrouvées, si ce soir d'hiver, glacé par la neige, ma cuisinière ne m'avait proposé le breuvage auquel la résurrection était liée, en vertu d'un pacte magique que je ne savais pas."

La tranche de pain grillé, il est vrai, à quelque chose de rustique et de prosaïque mais n'est-ce pas justement ce qui fait tout son attrait ? Est-ce une raison pour la bannir du monde romanesque ? J'en appelle à tous les Ponge ou Delherme en herbe afin redorer son blason.  Comment se lasser des odeurs qui envahissent la maison dès le grille pain enclenché ? Et, si on pousse le vice jusqu'à l'enduire d'un beurre tout juste baratté au petit goût de noisette... Évidemment, ça laisse des miettes au fond de la tasse et des yeux à la surface.

Et vous, quelle est votre tartine ?

Pour ma part, enfant, je n'étais vraiment pas un bec sucré. Le goûter se composait de cornichons trempés dans la moutarde, habitude que j'ai étrangement abandonnée, mais à ce jour je ne comprends toujours pas les addicts au Nutella.

Ma tartine de Proust doit être le gratin de choux-fleurs que je dégustais avec  cérémonial chez mes grands-parents. Lorsqu'il arrivait sur la table, il fallait suivre une procédure très détaillée. Étaler le gratin de choux-fleurs puis y tracer à la fourchette des chemins, des routes et des autoroutes. Je conseille d'ailleurs à tous ceux qui ont des enfants cette technique manageriale de pointe qui permet de 1. faire manger du gratin de choux-fleurs aux enfants 2. leurs faire croire qu'ils jouent alors qu'ils font refroidir leur plat.

Gratin de choux-fleurs (bon mais pas sexy):

• 1 choux fleur

• 1 l. de lait

• 70 gr. de farine

• 70 gr. de beurre

• sel, poivre, muscade

• 4 tranches de poitrine fumée

Couper le choux-fleurs en gardant des bouquets de taille moyenne. Le faire cuire à la vapeur  jusqu'à ce qu'il soit al dente (il va recuire au four).

Faire fondre le beurre dans une casserole. Y ajouter la farine pour réaliser un roux blanc. Bien remuer. Faire bouillir le lait. Ajouter la moitié du lait. Mélanger jusqu'à ce que la préparation soit homogène. Puis ajouter progressivement le reste du lait. Assaisonner avec sel, poivre et muscade. Faire bouillir la béchamel pendant 5 minutes sans cesser de remuer.

Verser une fine couche de béchamel au fond d'un plat à gratin. Placer les bouquets, tête vers le haut. Les recouvrir de 2 ou 3 tranches de poitrine fumée. Puis verser une deuxième couche de béchamel.

Enfourner 30 min à 180°.

Vue la chaleur, une salade verte croquante accompagne parfaitement ce gratin mais en hiver, il copine bien avec une tanche de roast beef juteuse.